La gestion officielle du plurilinguisme ou l’histoire de la politique linguistique de la Mauritanie de l’indépendance à nos jours

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Les langues composant le paysage linguistique mauritanien ne disposent pas toutes d’un statut identique. Nous nous attacherons à mettre en évidence le statut de chacune d’entre elles. L’histoire de la politique linguistique de la Mauritanie indépendante se résume en une série de réformes du système éducatif et de révisions de la constitution en ce qui concerne la (ou les) langue(s) officielle(s).

 

Les langues composant le paysage linguistique mauritanien ne disposent pas toutes d’un statut identique. Nous nous attacherons à mettre en évidence le statut de chacune d’entre elles. L’histoire de la politique linguistique de la Mauritanie indépendante se résume en une série de réformes du système éducatif et de révisions de la constitution en ce qui concerne la (ou les) langue(s) officielle(s).

« Dans la gestion de ce plurilinguisme, écrivent Ould Zein et Queffélec (2001, 1), les divers pouvoirs qui ont dominé ont surtout centré leurs interventions sur les plans du statut officiel et de l’éducation (choix de la (des) langue(s) d’enseignement) […] ».

 On peut ajouter à ce constat que malgré la diversité des pouvoirs qui se sont succédé, l’orientation idéologique est demeurée constante quant à la politique linguistique à adopter ; le processus menant à l’arabisation ne s’étant, en effet, jamais démenti. Passer en revue l’histoire de la gestion du plurilinguisme en Mauritanie revient à retracer la récente histoire politique du jeune Etat[1] et remonter peut-être même jusqu’à l’époque coloniale, détour qui est le seul à même d’éclairer la situation actuelle. Nous serons donc tout naturellement amené, dans un premier temps, à commenter des extraits de textes officiels (passages de la constitution, discours d’officiels, etc) mais également à tenir compte du contexte socio-politique qui a présidé à leur naissance.

I- Place officielle des langues :

Le paysage linguistique mauritanien est pour le moins complexe. à côté de l’arabe, dans ces deux variantes, littérale et dialectale (le hassaniyya), il y a le peul ou poular, le soninké, le wolof, le bambara et le français. Ce n’est donc pas le nombre des langues en présence, qui somme toute est assez peu élevé comparé à celui de pays comme le Sénégal voisin ou encore le Cameroun, qui est à l’origine de cette complexité mais plutôt les enjeux culturels et politiques que cachent les rivalités entre ethnies. En effet, la politique linguistique du pays depuis l’indépendance est tournée vers l’arabisation, ce qui n’est pas sans provoquer un sentiment d’injustice chez les locuteurs des autres langues qui, plus est, appartiennent à la communauté négro-africaine.

I -1- Les langues nationales

La dénomination « langues nationales » recouvre trois des langues négro-africaines parlées dans le pays, le peul, le soninké et le wolof. Ce statut a été aussi celui de l’arabe, de la veille jusqu’aux premières années de l’indépendance, avant que celui-ci ne soit promu langue officielle. Il s’agit d’une dénomination dont la signification est assez floue mais qui constitue cependant une promotion pour les dites langues puisqu’elles étaient jusque là qualifiées de « langues populaires »[2]. C’est paradoxalement la politique d’arabisation progressive mais irréversible qui promeut les langues négro-africaines en les élevant au rang de langues nationales. En effet, c’est sous l’impulsion du mécontentement de la frange négro-africaine face à cette politique, ressentie comme une volonté d’assimilation, que l’Etat mauritanien s’est vu obligé, en 1979, de reconsidérer l’intérêt accordé aux autres langues. Le Comité Militaire de Salut National (CMSN), instance militaire au pouvoir à l’époque, décide l’officialisation de toutes les langues nationales[3] mais se donne un délai maximal de six ans avant de mettre en application cette mesure, le temps de fixer l’écriture de ces langues qui sont à tradition orale. Cet extrait du discours de M. Hasni Ould Didi, ministre de l’Education Nationale à l’époque, traduit cette nouvelle orientation politique ;

« [ …] les langues nationales doivent prendre place dans le système éducatif et être utilisées comme véhicule du savoir sous toutes ses formes au fur et à mesure que cela deviendra possible, suivant les progrès qui seront réalisés dans leur développement. Mais il est indispensable que vous compreniez tous que cette décision n’est pas une mesure politicienne qui cache un calcul sordide et sans lendemain. Toutes nos langues nationales font partie de notre patrimoine culturel et sont le moyen de communication d’une partie de notre peuple. Nous ne pouvons retrouver notre identité nationale si une partie de notre culture est négligée. »[4]

 Ce statut transitoire, en attendant une éventuelle officialisation, aura donc permis aux dites langues d’être introduites dans l’enseignement avec ce que cela comporte comme travail sur ces langues (un Institut des Langues Nationales a par exemple été créé à cet effet avec pour objectifs, entre autres, d’élaborer des manuels). Mais cette expérience a finalement fait long feu en l’absence d’une véritable volonté politique et l’officialisation des langues nationales est restée un vœu pieux.

I- 1- 1- Le pulaar

Le pulaar ou peul est essentiellement parlé dans le sud mauritanien notamment dans le Fouta Toro. Les Haalpulaarens (littéralement ceux qui parlent pulaar) forment statistiquement l’ethnie la plus importante de la communauté négro-africaine de Mauritanie.

Le pulaar comme la plupart des langues africaines est une langue à forte tradition orale. Les premières transcriptions écrites sont relativement récentes et elles étaient en caractères arabes. Les premiers à transcrire la langue sont en effet des religieux, lettrés en arabe. C’est ce qui explique le recours aux caractères arabes. Les premières transcriptions en caractères latins datées sont situées à la fin des années soixante[5].

Le poular ne disposait d’aucun statut jusqu’à la réforme du système scolaire en 1979. En effet, jamais le texte organique ni aucun autre texte officiel comme ceux régissant l’enseignement par exemple n’avaient fait mention de cette langue jusque là. C’est paradoxalement la politique effrénée d’arabisation qui promeut le poular ainsi que deux autres langues négro-africaines au rang de langues nationales. En effet, cette promotion est un geste du C.M.S.N (Comité Militaire de Salut National, instance militaire au pouvoir à l’époque) pour calmer la colère de la communauté négro-africaine contre cette arabisation tous azimuts qui s’était muée en émeutes de rues.

Depuis, un Institut des Langues Nationales (ILN) a été créé en vue de promouvoir les langues négro-africaines et de préparer leur introduction dans le système éducatif mauritanien. Le poular s’est vu donc enseigné de façon expérimentale à l’école à travers l’institution de classes pilotes dans les grandes métropoles mais surtout dans le sud du pays où ses locuteurs natifs constituent l’essentiel de la population. Malgré les résultats probants qu’a donné cette expérience, le poular tout comme les autres langues avec lesquelles il partage le statut de langue nationale n’a pas été introduit dans l’enseignement et la dernière réforme du secteur qui date de 1999 a confiné ces dites langues au rang de disciplines de spécialité au niveau universitaire.

I- 1- 2- Le wolof :

Langue parlée dans le sud-ouest mauritanien notamment dans la région du Trarza, le wolof, sans disposer d’un nombre important de locuteurs natifs (la communauté wolof est considérée comme la moins nombreuse du pays), est assez largement répandu. Cette diffusion du wolof s’explique sans doute par le fait que cette langue dispose d’un statut particulier au Sénégal voisin. Elle est en effet la langue véhiculaire de ce pays. Il faut dire que jusqu’en 1957 la capitale administrative du territoire colonial qu’était la Mauritanie d’alors était Saint-Louis du Sénégal. La proximité géographique et les liens séculaires avec le Sénégal sont donc pour beaucoup dans l’expansion du wolof en Mauritanie. Mais d’autres facteurs internes à la langue expliquent aussi cette situation. En effet, le wolof pratiqué dans les métropoles, aussi bien au Sénégal qu’en Mauritanie, est un wolof libéré de toute contrainte normative. Il s’agit d’une forme abâtardie de la langue aux yeux des puristes et donc facile à manier.

Comme le poular, le wolof est aussi une langue à tradition orale. L’histoire contemporaine de la langue en Mauritanie est la même que celles du poular et du soninké.

I-1-3-Le soninké

Parlé dans le sud et le sud-est de la Mauritanie, le soninké est lui aussi une langue de tradition orale. Comme toutes les autres langues du pays, le soninké dispose d’une « zone de prédilection » qui est en l’occurrence la région du Guidimakha où il s’impose comme véhiculaire. Au niveau national le soninké est moins présent que les deux autres langues négro-africaines avec lesquelles il partage le statut de langue nationale. La communauté soninké est cependant plus importante en nombre que la communauté wolof, ce qui fait officiellement de sa langue la deuxième langue négro-africaine après le poular. Elle dispose, entre autres, d’un temps d’antenne plus large que celui du wolof à la radio nationale.

I-1-4- Un cas particulier : le bambara

Le bambara est une langue de la même famille que le soninké. Parlé dans les régions de l’est et dans certains villages des régions du sud et du sud-est, il n’est cependant pas reconnu comme langue nationale. Il faut dire que la cohabitation avec la communauté hassanophone a contribué fortement au recul du bambara en Mauritanie. Rares sont aujourd’hui ceux qui pratiquent encore le bambara, et la plupart des membres de cette communauté revendiquent leur appartenance à l’ensemble hassanophone.

 

I –2 – L’arabe : langue nationale et langue officielle

L’arabe est à la fois une des langues nationales mauritaniennes par le truchement du hassaniyya, sa variante dialectale locale, mais aussi, et ce depuis 1992, l’unique langue officielle du pays. Ce statut privilégié, ajouté à la prépondérance de la communauté arabophone, en fait tout naturellement sinon la langue véhiculaire par excellence tout au moins la mieux placée pour s’imposer comme telle. Il faut cependant distinguer plusieurs formes d’arabe même si officiellement cette distinction est passée sous silence comme le note Turpin (1982, 38): « le hassaniyya n’est jamais évoqué, en tant qu’il est totalement assimilé à la langue arabe, langue officielle et nationale. » A côté du hassaniyya, on trouve l’arabe littéral dans ses variantes classique et médiane.

Dès les premières années de l’indépendance et même à la veille de celle-ci (en 1959 déjà, une année avant l’indépendance, une réforme du système éducatif avait permis d’accroître les horaires de l’arabe), l’Etat mauritanien a affiché sa volonté de faire de l’arabe la langue dominante dans le pays[6]. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait initié en premier, pour marquer cette indépendance toute nouvelle, une politique linguistique tournée vers l’arabisation et s’inscrivant en rupture avec l’héritage colonial :

« La concrétisation du renouveau culturel que le PPM s’est assignée est devenue une nécessité impérieuse et prioritaire. […] la re-personnalisation de l’Homme Mauritanien […] doit reposer sur l’indépendance culturelle, elle même fondée sur la réhabilitation de la langue arabe qui est la langue de culture et de religion de notre peuple »[7].

La ligne est dès lors tracée, l’Etat met en œuvre une politique progressive mais non moins inéluctable d’arabisation qui se traduit dès 1966 par l’institution d’une première année d’arabe obligatoire au primaire, ce qui ne manqua d’ailleurs pas d’engendrer des heurts entre communautés plus communément appelés les « événements de 1966 ». Aux lendemains de ces douloureux événements, l’Etat entame, toujours au nom de l’ « authenticité »[8] et du retour aux sources, une politique tournée vers le bilinguisme considéré alors comme l’option la plus juste pour le pays, à en croire tout au moins la version officielle. Les propos du président M. Ould Daddah à ce sujet sont très clairs : 

« Le bilinguisme apparaît comme le seul instrument d’une réalisation de la culture nationale nouvelle. Le bilinguisme plaçant peu à peu sur un même pied d’égalité l’arabe et le français est une option fondamentale qui concerne chaque citoyen mauritanien. […] Le bilinguisme nous permettra tout en revalorisant notre patrimoine culturel et moral, d’acquérir une culture scientifique et technique indispensable dans le domaine moderne »[9].

L’histoire démontrera plus tard que cela n’était en fait que le prélude à l’hégémonie de l’arabe qui devient à partir de 1968 l’autre langue officielle à côté du français. En effet, le bilinguisme fera long feu puisque la primauté de l’arabe reprendra très rapidement l’ascendant. On ne tardera pas ainsi à reconnaître à l’instar de la commission culturelle du P.P.M que « l’institution du bilinguisme […] n’était qu’une super-transition [et que] la réhabilitation de la langue et de la culture arabes seront le début de la renaissance de nos valeurs nationales »[10]. Le président M. Ould Daddah, encore lui, poussera même dans cette direction jusque à la limite de l’excès de zèle en déclarant : 

« […] on doit procéder surtout à une arabisation progressive de notre administration au niveau de la région et du département. En écrivant en arabe, en s’exprimant en arabe, en irradiant en quelque sorte la langue arabe autour de lui, l’administrateur arabisant obligera les autres à faire un effort dans le même sens »[11].

Le processus d’arabisation totale du système éducatif enclenché quelques années auparavant entre dès lors dans une phase décisive. Dès octobre 1973, une réforme qui par delà le système éducatif vise, selon les termes mêmes de Ould Zein & Queffélec (2001, 4), « à arabiser en profondeur […] la société mauritanienne toute entière » est adoptée[12]. Cette politique ne connaîtra cependant son aboutissement qu’avec l’avènement des militaires au pouvoir en 1978 à la suite d’un coup d’état. L’arrivée des militaires au pouvoir va en effet accélérer le processus d’arabisation avec les mesures prises en 1979 et dont nous avons déjà parlé. Mais n’osant pas aller tout d’un coup vers l’arabisation totale tant souhaitée et son corollaire, l’éradication du français dans l’enseignement, les militaires décident provisoirement de mettre en place un système éducatif à deux vitesses : une filière arabe où l’enseignement se fait en arabe, le français y étant enseigné en tant que discipline, et une filière dite bilingue où l’essentiel de l’enseignement est dispensé en français. Cette mesure, en principe provisoire (et décidée dans le but de calmer la communauté négro-mauritanienne qui voit, à tort ou à raison, à travers l’arabisation une volonté d’assimilation, tout en satisfaisant les revendications des nationalistes arabes) perdure encore aujourd’hui, mettant plus à mal l’unité nationale, car en réalité les Mauritaniens issus de la communauté arabe font systématiquement leur scolarité en arabe, tandis que les Négro-mauritaniens choisissent de la faire en français[13]. Jiddou Sounkalo (1995, 39) parlant de l’effet de cet enseignement bicéphale écrit :

« Dans ce système, les rapports interculturels individuels entre les écoliers s’amenuisent sans aucun doute car, bien que les enfants mauritaniens se côtoient quotidiennement, ils ne se connaissent pas ou plus réellement. D’aucuns se demandent si le bilinguisme scolaire n’a pas entraîné le séparatisme en divisant l’école mauritanienne en deux systèmes parallèles sur des fonds raciaux et ethniques ».

Mais ce système aura tout de même permis au français de rester assez présent malgré l’unilinguisme officiel en vigueur.

I –3 – Le français : « langue d’ouverture »

L’histoire de la langue française avec la Mauritanie, à l’image des relations entre l’ancienne colonie et la puissance tutélaire, est pour le moins mouvementée. La France a en effet eu du mal à conquérir le territoire mauritanien, une conquête qui ne s’est achevée qu’en 1904, et encore… La pénétration coloniale comme dans les autres territoires de l’A.O.F (Afrique de l’Ouest Française) s’est accompagnée de l’implantation de l’école française qui s’est heurtée à beaucoup de résistance notamment du côté de la composante maure de la population mauritanienne très réticente à l’apprentissage de la langue de « l’infidèle ». De fait, la politique assimilationniste pratiquée dans les autres colonies est faussée dans le cas de la Mauritanie. Ould Zein et Queffélec (2001, 1 – 2) ne s’y trompent pas en écrivant :

 « […] la puissance coloniale n’a mené qu’une politique de francisation très limitée et inégalitaire. Limitée, cette politique s’est bornée essentiellement aux domaines scolaires et administratifs et n’a touché que des fractions de populations très réduites. Inégalitaire, elle l’a été également en traitant différemment négro-africains et maures. »

L’administration coloniale a dû mettre en place un système scolaire différencié : un enseignement francisé au sud du pays pour les négro-mauritaniens calqué sur celui en vigueur dans le reste de l’A.O.F, et un enseignement franco-arabe en pays maure à l’image des medersas existant dans le Maghreb. Sans nous attarder sur l’efficacité de ce système scolaire, nous constaterons simplement que le refus maure de la pénétration française était tel, que malgré l’institution du bilinguisme, très peu d’enfants avaient pu être scolarisés contrairement aux petits négro-africains qui étaient beaucoup plus réceptifs à l’enseignement français. Le français étant alors l’unique langue officielle, c’est tout naturellement donc que les négro-mauritaniens se sont emparés des postes de responsabilité dans l’administration coloniale et par la suite de ceux du jeune Etat indépendant. On se rend compte très vite qu’à travers la scolarisation, il y a un enjeu plus important qui est le contrôle du pouvoir. Toutes les querelles autour de la question des langues qui ponctueront par la suite, parfois de manière très douloureuse, l’histoire du pays découleront de là, comme le montrent bien  Ould Zein et Queffélec (2001, 2) :

« [ L’] aménagement linguistique différencié créait à l’indépendance une situation linguistique et politique potentiellement explosive reposant sur la confrontation virtuelle de deux groupes concurrentiels : les Négro-mauritaniens de langue maternelle négro-africaine dont les élites francisées et ouvertes à la modernité avaient été placées de par leur connaissance du français à beaucoup de postes de responsabilité de l’administration, les Maures de langue hassaniyya dont les élites traditionnelles beidanes se trouvaient marginalisées : les Hassanes – tribus guerrières – avaient vu leur domination politique et militaire fortement entamée par le colonisateur ; les Zwayas – tribus maraboutiques – avaient perdu une partie de leur prestige de lettrés coraniques avec l’émergence de l’école moderne et le déclin de leurs mahadras. La rivalité […] s’est cristallisée depuis l’indépendance sur la question des langues et de l’enseignement. »

L’Etat engage, dès le lendemain de l’indépendance, une politique d’arabisation qui ne dit pas son nom. En effet, sous le prétexte de « la repersonnalisation de l’Homme mauritanien authentique », une politique dite de revalorisation de la langue arabe, du reste légitime, est entamée, mais elle s’avérera être plus tard une sorte de « revanche »[14] de la frange arabophone sur les Négro-mauritaniens considérés comme privilégiés par les anciens colons. Le français, en tant que langue – et avec lui le système éducatif mauritanien tout entier qui se trouve être le théâtre de toutes ces querelles – se retrouve donc être l’otage de considérations d’ordre politique et idéologique qui le dépassent. Tout commence par une revue à la hausse des horaires d’arabe dans l’enseignement pour aboutir à l’institution de l’arabe comme unique langue officielle en passant par le bilinguisme. Le français aura donc beaucoup pâti de cette politique, puisqu’il aura d’abord partagé son statut de langue officielle avec l’arabe avant de le perdre définitivement pour prendre celui de « langue étrangère privilégiée » selon l’expression employée par le C.M.S.N en 1979[15], ou encore de « langue d’ouverture sur le monde » pour reprendre les mots de la constitution de juillet 1991.

Mais malgré ce changement de statut, le français reste encore assez présent puisqu’il est toujours le véhicule des connaissances pour une bonne partie des mauritaniens et demeure toujours une clef de réussite sociale. D’aucuns voient d’ailleurs en la dernière réforme de l’enseignement, qui date de 1999 et qui institue désormais l’enseignement des disciplines scientifiques comme les mathématiques ou la physique en français et des disciplines dites culturelles comme les sciences humaines en arabe, une revalorisation du français[16].

 

II – Conséquence des différences de statuts sur l’environnement linguistique

Pour mieux faire ressortir les différences de statut que nous venons d’évoquer, il serait peut-être intéressant de voir comment celles-ci se traduisent dans la réalité. Il ne s’agit pas pour nous de rendre compte de la gestion réelle que fait le locuteur de la situation de plurilinguisme, mais plutôt d’essayer de donner une image de l’environnement linguistique dans lequel évolue celui-ci ou, pour être encore plus précis, de montrer comment le statut officiel des langues peut façonner l’environnement linguistique. Plus concrètement, il s’agira de voir la place qu’occupent les langues dans les médias ou encore dans les dénominations attribuées au cadre spatial.

 

II – 1 – Place des langues dans les médias

 Il n’y a pas beaucoup de place pour les langues nationales, le hassaniyya mis à part, dans les médias. La tradition essentiellement orale liée à ces langues fait qu’elles sont quasiment inexistantes dans le domaine de la presse écrite. Il faut dire d’ailleurs que le pays ne dispose pas d’une véritable culture de la lecture dans ce domaine tout au moins. En effet, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, le lecteur mauritanien ne disposait que de l’organe officiel du gouvernement, le quotidien « Chaab » (peuple) édité en arabe et en français. La libéralisation de la presse au début des années quatre-vingt dix a donné naissance à une floraison de titres tous en arabe et/ou en français[17] dont la plupart ont aujourd’hui disparu (seuls quelques titres comme « L’Eveil Hebdo », « Le Calame », ou encore « Nouakchott Info », apparu un peu plus tard et qui est devenu quotidien maintenant, ont survécu. Quelques titres satiriques comme « Ech’tari » (littéralement « qu’y a-t-il de neuf ? » en hassaniyya) ont choisi cependant d’adopter le hassaniyya transcrit en caractères arabes mais aussi en caractères latins.

Quant à la presse audiovisuelle, la place des langues nationales – ou plutôt des langues négro-africaines puisque le hassaniyya est un cas à part- y est réduite au strict minimum. Selon Seydina Ousmane Diagana (2000, 243) : « À la radio nationale, l’arabe occupe une tranche d’antenne de 3 h 30 par jours, contre 1 h 20 pour le français, 50 minutes pour le poular, 30 minutes pour le soninké et 25 minutes pour le wolof. »[18]. Depuis les choses ont beaucoup évolué : aujourd’hui, Radio Mauritanie émet vingt-quatre heures sur vingt-quatre (24h/24), pour Nouakchott tout au moins. Le français y est réduit à deux éditions de journal dont les temps cumulés ne dépasseraient pas 20 minutes. Quant aux autres langues, leur temps d’antenne quotidien se limite à moins d’une heure. Le temps restant étant partagé entre l’arabe classique et le hassaniya (les éditions du journal parlé sont en arabe même si certaines interviews diffusées sont en hassaniya, dans les autres émissions on alterne le plus souvent hassaniya et arabe classique).

 

II – 2 – Les dénominations liées au découpage spatio-administratif

 

Comme le dit Nancy Houston (1980, 25), « la nomination est un signe de maîtrise, elle présuppose la compréhension de l’objet». Les autorités Mauritaniennes ont visiblement conscience de ce pouvoir de la langue. Une promenade dans le pays à travers les dénominations attribuées aux différentes régions ou départements suffirait pour s’en rendre compte. En effet, sur les douze régions que compte le pays deux seulement portent des noms négro-africains : le Gorgol et le Guidimakha ; toutes les autres portant des noms tirés du hassaniyya ou de l’arabe[19]. Cela paraît assez logique dans la mesure où la plupart de ces régions sont à dominante maure sauf peut-être le Brakna et le Trarza. Il en va de même pour les villes qui portent elles aussi des noms maures dans leur majorité. Mais on ne se limite pas là. On va en effet jusqu’à débaptiser certains endroits pour leur donner des noms arabisés. On peut comprendre que Port-Etienne devienne Nouadhibou et Fort-Gouraud, Zouérate dans le cadre de ce que l’on a appelé la politique de mauritanisation (qui s’est traduite sur le plan économique par la création d’une monnaie nationale, l’ouguiya, et par la nationalisation de la MIFERMA, la société minière) mais de là à vouloir changer des noms de villes négro-africaines comme Sélibaby ou Rosso qui deviennent respectivement Ould Ely Babe et L’Guareb[20]… Les autorités sont allés même jusqu’à vouloir rebaptiser le fleuve Sénégal (que la Mauritanie partage avec le Mali et le Sénégal) en fleuve Sanhadja pendant les périodes de trouble avec le voisin sénégalais[21].

Nouakchott, la capitale, n’échappe pas à la règle. Là aussi le statut de langue officielle de l’arabe en fait une langue privilégiée par rapport aux autres. Là aussi le passage en revue des noms de quartiers et ou arrondissements est assez révélateur. Riad, Bagdad, Arafat, Bouhdida, Teyarett, Tevragh Zeina, Bassorah, tous les noms d’arrondissement sont soit empruntés à des villes ou à des personnages arabes importants, soit empruntés au hassaniyya. Pas un seul quartier dans tout Nouakchott portant un nom négro-africain, quelques zones à dominante négro-africaine, tentent cependant de résister, il en est ainsi des quartiers de la Médina R, de la Médina 3[22], de la Socogim et des Cinquième et Sixième arrondissements appelés simplement cinquième et sixième au lieu de leurs noms officiels respectifs qui sont Sebkha et El Mina).

En plus des noms de région ou de villes, les dénominations des subdivisions administratives sont en arabe. Ainsi, on ne parlera pas de régions dans le vocabulaire officiel[23] mais de wilayas, les départements sont appelés « moughataa ». Les termes de wali et hakem sont employés à la place, respectivement, des mots gouverneur et préfet.

Mais la guerre des langues est aussi scripturale et dans ce domaine les langues à tradition orale, que sont les langues nationales – quasiment absentes, par ailleurs du système éducatif – sont naturellement défavorisées. Les panneaux, affiches publicitaires, tout est écrit en arabe et en français.

Toutes les conditions semblent réunies pour faire de l’arabe dans ces diverses variantes la langue dominante. Mais la planification linguistique ne correspond pas toujours forcément à la réalité du terrain. On peut donc se demander si le paysage linguistique mauritanien reflète véritablement l’orientation voulue par les autorités.

 

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[1] On peut également citer à ce propos les travaux de M. Diop (1982), A. Diallo (1982), N. Diagne (1984) ou encore O.M. Bâ (1986).

[2]Expression employée par le président Mokhtar Ould Daddah dans un discours prononcé devant la commission des réformes du PPM (Parti du Peuple Mauritanien, parti unique de l’époque) en 1971, Nouakchott, Arch Nat, Dossier n° 339.

[3] Cf. Balta (1980).

[4] Extrait d’un discours prononcé devant la Commission Nationale de la Réforme de l’Enseignement en 1984, in Politiques des Langues Nationales dans le Système Educatif, Novembre 1992, ILN, Nouakchott.

[5] C’est en effet, à la conférence organisée sous l’égide de l’Unesco à Bamako en 1966 qu’un alphabet en caractères latins a été élaboré pour le pulaar et un bon nombre d’autres langues négro-africaines dont le soninké et le wolof. Les transcriptions antérieures des langues négro-maurit, appelées ajemi (le terme est d’origine arabe et est employé pour désigner les peuples ou individus non Arabes) étaient en caractères arabes. Cette forme de transcription subsite pour le peul, notamment en Guinée.

[6] Diop (1983) montre que sous le prétexte de l’authenticité, la politique de promotion de l’arabe cachait en réalité, sinon une volonté d’assimilation de la communauté négro-mauritanienne à la culture arabe, tout au moins l’institution d’une domination raciale sur celle-ci. N. Diagne (1984) abonde dans le même sens.

[7] Ould Daddah Moktar, op. cit.

[8] Le congrès extraordinaire du P.P.M, convoqué au lendemain des événements de1966 et chargé de remettre de l’ordre dans le pays notamment dans le domaine de l’enseignement, est placé sous le signe de l’authenticité.

[9] Ould Daddah Moktar, op.cit.

[10] Commission culturelle du P.P.M, août 1975.

[11] Rapport moral, juillet 1971, Arch Nat, Dossier n° 336.

[12] A propos de l’aspect décisif de cette réforme dans la suite de l’histoire contemporaine de la Mauritanie, lire A. R. Bâ (1978) ou encore M. Diop (1983).

[13] O.M. Bâ (1986 & 1993) constate cette division de fait et propose des solutions à travers un système éducatif fondé sur l’interculturalisme qui, tout séduisant qu’il est, paraît utopiste dans le contexte mauritanien.

[14] C’est le terme employé par Ould Zein et Queffélec (2001, 2).

[15] Voir les mesures prises par le C.M.S.N concernant la politique des langues évoquées plus haut

[16] Il s’agit en fait de ce fameux bilinguisme raisonné sur l’avènement duquel s’interrogeaient Lecoîntre et Nicolau (1996). La politique d’arabisation ne s’en trouve pas remise en cause puisque toutes les disciplines « à vocation culturelle » sont enseignées en arabe.

[17] Cf. Belvaude (1995).

[18] Dumont, Pierre (éd), 2000.

[19] Beaucoup de noms de villes, surtout ceux des plus anciennes telles Chinguitti, seraient cependant d’origine négro-africaine.

[20] Il s’git des dénominations maures attribuées à ces deux localités négro-africaines et qui existaient à côté des dénominations originelles mais que l’on a voulu substituer à celles-ci à un moment donné.

[21] En 1989, au plus fort de la crise sénegalo-mauritanienne, les médias officiels nationaux parlaient de fleuve Sanhaja, le mot Sénegal étant tabouisé. A propos de ce conflit frontalier, l’on peut se réferer, par exemple, à Stewart (1989).

[22] On notera cependant que le terme Medina est d’origine arabe.

[23] Ce sont les équivalents arabes de ces mots qui sont employés dans les journaux radiodiffusés ou télévisés en langue française.

 

 

Conférence Dr Alassane Dia, Université de Nouakchott tenue le 24/02/2013 au Centre Diadié Camara (Socogim PS, Nuakchott); organisée par la coordination des Associations culturelles nationales Pulaar, Soninke et Wolof pour célébrer la « journée mondiale de la langue maternelle.