Bocar Amadou Bâ : « Notre système éducatif est arrivé à un point où il ne peut plus reculer, il a atteint le fond »
Le Calame – Bocar Amadou Bâ est le président de l’Association pour la Renaissance du Pulaar (ARPRIM) et directeur de publication de « Fooyre Ɓamtaare ». Entretien…
Le Calame – Vous avez pris part aux journées nationales de concertation sur la réforme de l’éducation, boucléesle 20 novembre. Quelles ont été vos impressions au sortir de ce conclave ?
M. Bocar Amadou Bâ: D’abord je remercie Le Calame pour m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur un sujet aussi important que la réforme de notre système éducatif pour l’avenir de notre pays. L’Association pour la Renaissance de Pulaar en Mauritanie (ARPRIM) a effectivement pris part à ces journées de concertation à côté de ses sœurs, l’association pour la Promotion de la Langue et de la Culture Sooninke (AMPLCS) et l’association pour la Promotion de la Langue Wolof en Mauritanie (APROLAWO), dans le cadre de la Coordination des Associations culturelles.
Dans l’ensemble, nous sortons de ces journées avec un sentiment de satisfaction, dans la mesure où notre présence a permis d’amener la majorité des participants à adhérer au plaidoyer pour les langues nationales. Nous pensons qu’un pas important a été franchi dans le sens de la mise en place d’un système éducatif plus consensuel, et plus équitable auquel ont été associés l’ensemble des acteurs de l’éducation.
Quelles sont selon vous des avancées ou des reculs que vous avez constatés au sortir de ce conclave ?
Les reculs ? Notre système éducatif est arrivé à un point où il ne peut plus reculer, il a atteint le fond ! Nous avons noté plutôt des avancées et une volonté plus affirmée de sortir notre enseignement de ce marasme, aussi bien dans les méthodes que dans la réaffirmation de certains principes importants.
C’est pour la première fois qu’une réforme a fait l’objet d’une si longue préparation et impliqué tous les acteurs. On était plutôt habitué à des réformes à la sauvette, sous la pression des situations de crise. Deux principes semblent guider cette réforme : l’instauration de l’équité et de l’égalité de chances dans la quête du savoir, et l’unification du système éducatif.
Selon le rapport final, l’institut des langues nationales, rangées aux oubliettes va rouvrir. Pensez-vous que les conditions sont remplies pour y arriver ? Sinon que faudrait-il faire pour le rendre opérationnel ?
Quand le CMSN avait pris, en octobre 1979, la courageuse décision politique de mettre sur pied un Institut des Langues Nationales (ILN) et lui a assigné la tâche de mener l’expérimentation des langues nationales pulaar, sooninke et wolof pour leur introduction dans le système éducatif national, on était parti de zéro.
Il n’y avait que la volonté (ce qui loin d’être négligeable !) sincère de réussir un pari, pour hisser toutes nos langues nationales au même niveau, comme il était réaffirmé dans le procès-verbal de la réunion du CMSN du 8 au 18 octobre 1979, à savoir la volonté d’élaborer un système éducatif national basé sur « l’officialisation de toutes nos langues nationales », … la « création d’un Institut de Transcription et de développement des langues nationales », « l’enseignement dans nos langues nationales, qui, à terme, doivent donner les mêmes débouchés que l’autre langue nationale, l’arabe ».
L’Institut des Langues nationales, après avoir travaillé de 1980 à 1988, a connu trois évaluations (2 évaluations de Breda-Unesco en 1982 puis en 1984) et une évaluation du MEN en 1988. Toutes ces évaluations ont conclu à la réussite de l’expérimentation et ont recommandé la généralisation de l’enseignement en langues nationales.
Sur la base donc des travaux de l’ex ILN, on peut dire que les conditions étaient déjà remplies en 1986 pour réussir le pari de la généralisation de l’enseignement en LN. Aujourd’hui, le nouvel Institut bénéficie donc de toute cette expérience de l’ex institut. La majorité des cadres qui avaient travaillé (encadrement, enseignants…) sont encore en vie et actifs au sein des 3 associations culturelles citées plus haut.
En mettant à profit ces ressources humaines, le nouvel Institut n’aura qu’à capitaliser et mettre à jour l’héritage de l’ancien ILN pour réussir, en un temps relativement court, à procéder à la généralisation de l’enseignement en langues pulaar, sooninke et wolof.
On s’achemine vers l’officialisation et l’introduction dans le système d’éducation des langues nationales, Pulaar, Soninke et Wolof. Quelle place vont-elles occuper auprès de l’Arabe dans ce dispositif ? Le débat ouvert sur la transcription de ces langues en caractères arabe ou latin a-t-il été clos ?
Comme il est dit dans le rapport de synthèse générale des concertations : « Toutes nos langues nationales s’équivalent au regard de notre devise nationale : honneur, fraternité et justice ». Elles doivent donc avoir le même statut dans toutes nos lois, dans la Constitution en particulier.
C’est pourquoi d’ailleurs les associations réclament leur officialisation au même titre que l’autre langue nationale, l’arabe. Logiquement, comme vous le dites, on doit officialiser les autres langues nationales, et une telle décision confirmera la volonté affichée par l’Etat de développer ces langues et les mettre, au moins dans nos lois, au même niveau.
On sait aussi que l’une des raisons avancées en 1987 par le Ministère de l’Education Nationale pour limiter l’expérimentation au cursus fondamental était l’absence de textes juridiques. En 1999 lorsque l’Etat mettait fin à cette riche expérience, c’était simplement sur une décision politique.
Donc, l’officialisation est une garantie de pérennité, en tout cas, elle devrait rendre plus difficile le retour en arrière. Alors quelle place vont occuper les autres langues nationales auprès de l’arabe dans ce dispositif ? Elles doivent toutes être des langues d’enseignement et d’acquisition du savoir.
Chaque enfant mauritanien doit apprendre toutes les disciplines dans sa langue maternelle, comme le recommandent tous les spécialistes de l’éducation, mais aussi pour qu’il y ait, enfin, égalité de chances et équité dans l’accès au savoir.
Par ailleurs, je ne pense pas que le débat sur la transcription se soit posé au cours des journées de concertations. En tout cas cela ne fait pas partie des questionnements du MEN, et pour les associations de langues, c’est une question dépassée depuis longtemps.
Pendant que d’autres pays recourent à certaines langues internationales comme l’anglais par exemple, nous nous acheminons semble-t-il vers l’enseignement des sciences et mathématiques… en Arabe. Ce n’est pas un recul ?
En effet, l’anglais est aujourd’hui la principale langue de communication et de travail dans le monde. Elle est aussi, de loin, la principale langue des sciences et la 3e langue maternelle après le chinois et l’espagnol.
Pour autant, dans l’éducation de base, je ne crois pas que la tendance soit, dans le monde, au recours aux langues étrangères dans les politiques nationales de choix de langues d’enseignement.
En tout cas, un récent rapport de la Banque Mondiale, nous enseigne que : « lorsque les enfants commencent leur scolarité dans une langue qu’ils parlent et qu’ils comprennent, ils acquièrent plus de connaissances, sont mieux en mesure d’apprendre d’autres langues, peuvent faire des progrès dans d’autres matières, comme les mathématiques et les sciences, sont plus susceptibles de poursuivre leurs études et jouissent d’une scolarité adaptée à leur culture et aux conditions locales.
Cela permet aussi d’établir des bases optimales pour l’acquisition ultérieure d’une deuxième langue à l’école. Une politique judicieuse en matière de la langue d’enseignement améliore les apprentissages et le parcours scolaire, réduit les dépenses nationales par élève et, ce faisant, permet d’utiliser de manière plus rationnelle les ressources publiques de manière à élargir l’accès à une éducation de qualité pour tous les enfants. »
Dans les « mesures de réforme » du rapport général des journées de concertation, il est aussi mentionné : « Au début de la scolarité, l’enseignement des sciences est assuré en langues nationales pour garantir une bonne acquisition des savoirs et éviter d’exposer les enfants à la double difficulté de maitrise de la langue d’enseignement et l’acquisition des contenus dispensés. »
Recourir aux langues maternelles, surtout dans l’enseignement de base n’est pas aller à contre-courant, mais bien dans le sens des recommandations des spécialistes de l’éducation. En fait, il est beaucoup mieux pour les enfants de débuter leurs apprentissages dans leurs langues maternelles, en particulier pour les sciences et les mathématiques.
Donc, logiquement, nous devons nous acheminer vers l’enseignement des sciences et mathématiques dans les langues nationales, c’est-à-dire en arabe, pulaar, sooninke et wolof, au moins jusqu’à la fin du fondamental.
Mais nous devons aussi, pour les besoins d’ouverture et d’études supérieures plus poussées dans les sciences, introduire assez tôt le français et l’anglais pour que les élèves puissent les maitriser.
Dans une réaction, Sy Mahamadou, un des rescapés d’Inal, parle d’ « injustice linguistique ». Avez le sentiment que tous les enfants mauritaniens auront les mêmes chances en allant à l’école ? Cette nouvelle va-t-elle contribuer à renforcer l’unité nationale et la cohésion sociale du pays ?
C’est notre souhait et le sens de notre engagement pour la promotion des langues nationales (LN). A mon avis, l’introduction de l’enseignement dans les trois autres LN favorisera à coup sûr l’égalité de chance, l’équité dans l’accès au savoir, en un mot plus de justice linguistique à l’école.
La réhabilitation de l’Institut des langues nationales contribuera à les développer toutes. Mais une mesure importante à prendre pour assurer plus de « justice linguistique », c’est l’officialisation des trois autres langues nationales et leur utilisation dans toutes les sphères de la vie du pays.
L’enseignement en LN tel qu’il est prévu, permettra à chaque enfant d’apprendre par sa langue maternelle, mais aussi d’apprendre au minimum une autre langue nationale. Cela aidera sûrement à renforcer l’unité nationale car les mauritaniens pourront mieux communiquer entre eux, et auront le sentiment de jouir des mêmes droits linguistiques.
Etes-vous de ceux se demandent pourquoi le gouvernement n’a pas attendu le dialogue politique en gestation pour parvenir à un consensus national autour de l’école qui est une question éminemment politique ?
Non. La démarche suivie jusque-là a permis aux acteurs de l’éducation de se pencher plus sereinement sur les aspects pédagogiques et techniques des problèmes de l’éducation. Et les résultats auxquels ils sont arrivés permettront aux décideurs politiques de prendre des décisions politiques plus motivées.
Au vu du rapport final, avez-vous eu le sentiment qu’on s’achemine véritablement vers une école républicaine prônée par le président de la République, Ould Ghazwani ?
C’est un pas. Le rapport à lui seul ne garantit pas qu’on s’achemine véritablement vers une école républicaine, car nous sommes encore au stade des intentions. Il faut mettre en pratique les intentions, et c’est là le plus grand défi. Pour cela il faut une réelle volonté de changement à tous les niveaux, aussi bien dans les méthodes que des hommes. Donc il est trop tôt pour juger.
Pouvez-vous nous rappeler brièvement les acquis de l’INL? Leur capitalisation permettrait-elle d’aller vite pour la réouverture de l’INL ?
L’Institut des Langues Nationales (ILN) a été créé en 1979, avec pour mission« d’organiser, de coordonner et de promouvoir l’ensemble des recherches appliquées dans le domaine de toutes les Langues Nationales.
Dans ce cadre, il est chargé, dans une première phase, de préparer l’introduction dans l’enseignement des langues PULAAR, SONINKE et WOLOF, d’assurer la formation du personnel et l’élaboration du matériel pédagogique, d’étudier les incidences pratiques et financières de cette introduction et les problèmes posés par l’utilisation de ces langues dans les différentes fonctions linguistiques (langues de l’enseignement, langues de l’information et des moyens de communications, langues de l’économie et du travail, etc.) »
Après 2 ans de préparation (installation, formation des enseignants, enquêtes socio-linguistiques, élaboration de manuels…) il a commencé l’expérimentation de l’enseignement en LN. De 1982 à 1988, les langues nationales pulaar, sooninke et wolof sont enseignées comme langues premières, langues d’enseignement des matières sur tout le cursus de l’école fondamentale ; l’arabe y est enseigné comme langue seconde.
Cette expérimentation a été évaluée en 1982 et 1984 par le Breda (Un bureau de l’Unesco basé à Dakar), et en 1988 par le Ministère de l’éducation nationale (taux de réussite aux tests : 75%).
Ces évaluations ont tiré la même conclusion, à savoir que l’expérimentation a produit de très bon résultats, et ont recommandé la généralisation de l’enseignement en langues nationales pulaar, sooninke et wolof.
Les enfants issus de cette expérimentation ont dans l’ensemble, pu mener leurs études secondaires et supérieures dans la sérénité. Beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui des cadres supérieurs (ingénieurs, médecins etc…). J’ai personnellement eu à enseigner certains d’entre eux en mathématiques à l’actuel lycée de garçons 2 (ancien collège de garçons), et d’une manière générale, ils maitrisaient mieux le français (qu’on on leur a enseigné juste pendant 2 ans, en 5e et 6e du fondamental) que les élèves venant du cycle traditionnel, et souvent beaucoup meilleurs dans les disciplines scientifiques (on se rappelle que l’un d’eux fut major au baccalauréat C plus tard).
Au cours de cette expérimentation plusieurs recherches ont été menées pour développer les langues nationales, relatives aux terminologies (enseignement, mathématiques, sciences d’observations, grammaire, linguistique, histoire, géographie, vocabulaire du milieu scolaire, politique, administration, justice, santé, hygiène, élevage etc.)
En1985, le pulaar, le sooninke et le wolof sont enseignés comme langues secondes aux élèves Arabes, dans certaines écoles, à titre expérimental. Les élèves Arabes les accueillirent avec beaucoup d’enthousiasme, et les résultats ne se firent pas attendre. Mais le Ministère de l’Education nationale, on ne sait pourquoi, ordonnera d’y mettre fin.
Propos recueillis par Dalay Lam