Notre contribution au débat sur l’origine et la signification des mots « capaato » et « safalɓe » en pulaar

0
3248
Niang Oumar.jpg

La question posée sur l’étymologie et le sens que pouvaient avoir  en  pulaar les mots /capaato/ (au singulier) et /safalɓe/ (au pluriel), désignant les Arabo-berbères ou Maures, est une question tout à fait légitime pour qui souhaite comprendre et décrypter quels étaient les rapports de cohabitation entre les Maures et les Fulɓe.

Au-delà des peuls, les maures ont également été en contact  avec d’autres populations négro-africaines, à savoir les Wolofs, qui les désignent sous le terme « Naar ».

D’où viennent ces appellations ? Que signifient-elles ?  Quel lien peut-on établir entre les différents termes par lesquels les peuls et les wolofs désignent les maures ?

La question posée sur l’étymologie et le sens que pouvaient avoir  en  pulaar les mots /capaato/ (au singulier) et /safalɓe/ (au pluriel), désignant les Arabo-berbères ou Maures, est une question tout à fait légitime pour qui souhaite comprendre et décrypter quels étaient les rapports de cohabitation entre les Maures et les Fulɓe.

Au-delà des peuls, les maures ont également été en contact  avec d’autres populations négro-africaines, à savoir les Wolofs, qui les désignent sous le terme « Naar ».

D’où viennent ces appellations ? Que signifient-elles ?  Quel lien peut-on établir entre les différents termes par lesquels les peuls et les wolofs désignent les maures ?

On remarquera que là où  le wolof ne possède qu’un seul terme « naar » pour dire « maure », le pulaar en propose deux. Cette différence tient essentiellement à la morphologie nominale qui permet au pulaar de distinguer ici deux formes : une forme au singulier « capaat-o » et une forme au pluriel « safal-ɓe ».

Nous reviendrons sur cette différence formelle qui est loin de faciliter la compréhension des termes à analyser.

Après les réactions passionnées auxquelles on a assisté, est-il encore besoin de rappeler qu’il s’agit là d’un sujet éminemment sensible, d’actualité brûlante, qui intéresse les disciplines de tout bord.

Le cadre linguistique, dans lequel nous avons choisi d’inscrire notre démarche, apporte d’ores et déjà quelques  éléments de réponse pouvant éclairer le propos des historiens,  anthropologues et bien d’autres…

Comme on le sait, la langue est la mémoire vivante d’un peuple. Chaque peuple a consigné dans sa langue ses trésors d’humanité qui évoquent ses mythes fondateurs à travers des contes, des légendes, des épopées, des héros …, mais aussi la conquête et l’organisation de son espace vital, sa survie.

Chaque peuple est lié à son passé, à son histoire. Son vécu est plus ou moins sauvegardé dans sa langue sous forme de témoignages, de récits, de devinettes, de fables, de chansons, de formules ou expressions langagières qu’il nous faut apprendre à décoder. C’est une tâche complexe surtout quand il s’agit de langues à tradition orale.

Pour connaître l’histoire d’un peuple, rien de mieux que d’observer les termes utilisés par d’autres peuples à la fois différents, mais proches géographiquement, historiquement et culturellement. Les termes utilisés sont souvent apparentés linguistiquement et s’avèrent être des trésors inestimables qui recèlent,  si on arrive à les interpréter, des informations pouvant éclairer sur des périodes historiques et donc renseigner sur le passé de ce peuple.

A ce propos, les Haalpulaar ne disent-ils pas « jolfo » (au sing.) et « jolfuɓe » (au pl.), en le faisant, ils nous livrent des informations capitales qui ont marqué l’histoire du peuple wolof. En effet, les mots « jolfo » et « jolfuɓe » font référence au royaume du « Djolof » qui a bien existé.

Il y a bien une identification qui est ici opérée entre le moment historique qui a vu la création de ce royaume et ceux qui en sont les fondateurs. Le mot « jolfo » du pulaar s’est construit à partir du terme servant à désigner le nom du royaume « Djolof » /jolof/.

Les jolfuɓe, eux-mêmes, ne font-ils pas pareil quand ils désignent la composante « haalpulaar’en » sous le terme « tukuloor », ce faisant, ils relient ces derniers à une période historique très importante correspondant à la création du royaume Tekrur, qui était habité à la fois  par les wolofs, sérères, peuls, soninke, berbères ….

Ceux que les wolofs nomment encore aujourd’hui « tukuloor » représentent bien le résultat visible de ce métissage qui a bien eu lieu entre les peuls et les autres peuples du Tekrur avec lesquels ils ont cohabité.

D’ailleurs, le terme « haalpulaar » ou « haalpulaar’en» signifie bien « ceux qui ont adopté comme langue le pulaar », sans pour autant être des peuls au départ.

Cette recherche de signification, vous voulons l’étendre aux termes linguistiques « safalɓ» et  « capaato » qui s’appliquent aux Maures (arabo-berbères).

Pour bien cerner les mots « safalɓ» ou « capaato » en pulaar, il est important de les relier à celui du wolof « naar », au sens plus accessible. L’argument que nous voulons ici  défendre  consiste à dire que les termes du pulaar et du wolof, bien que différents morphologiquement, recouvrent cependant la même signification et renvoient à la même réalité historique (on verra comment plus loin).

En effet, nos voisins Wolofs  désignent les « Maures » par le terme « naar ». Or, ce même terme renvoie à la notion de « feu », qui est son sens d’origine. Cette observation est particulièrement intéressante, dans la mesure où le mot « naar », lui-même, est emprunté de l’arabe où il signifie « feu ».

La question inéluctable est celle de savoir pourquoi, en wolof, le mot « naar » a une double connotation puisqu’il signifie à la fois « feu » et « Maure(s) » ? Pourquoi y a-t-il une association de fait entre ces deux termes ?

Nous pensons que les raisons de cette association sont liées aux pratiques de razzia qui étaient monnaie courante dans le Walo des wolofs et dans la région du fleuve Sénégal.

Le « naar », dont il est ici question, c’est-à-dire en tant que « feu », est celui utilisé par les « Maures » pendant les razzias pour brûler les cases et les champs.

Il décrit donc une réalité historique qui a prévalu suffisamment longtemps qu’il n’est donc pas étonnant, que dans la langue wolof, que le « Maure » soit associé au terme « naar » (feu), auquel il a fini par être identifié. Il y a bien une relation d’identification qui est opérée ici entre les termes « Maures » et « feu », ce qui fait que « Maures » = « feu ».

Quel rapport peut-on bien établir entre le terme « naar » et celui du pulaar « safalɓ» ?

Pour répondre à cette question, il est important de faire le lien avec un autre mot du wolof servant à désigner le feu, qui est « safara ». Son équivalent en pulaar est « safaara » (le mot « safaara » nous a été livré par Monsieur Abdoul Aziz Dia).  Dans les deux cas, il s’agit de mots d’emprunt issus de « safar ».

 

En effet, nous avons élargi nos recherches pour constater que le même mot « safar » existe aussi en berbère. Ce qui est surprenant, c’est qu’il est associé à l’idée de « feu » (torche). Il signifie également « condiment »[1] et « voyage ».

Un autre fait  remarquable qu’il convient de souligner : c’est que le « feu » se dit « 3afia » en berbère. Là aussi, on constate qu’il s’agit de la même racine (ou base lexicale) servant à former le mot « safar ».

Sur la base de ces nouvelles constatations, on peut légitimement supposer que les mots « safaara » du pulaar et « safara » du wolof sont tous les deux issus  du terme « safar », qui, lui, est d’origine berbère (et non du wolof comme nous l’avions suggéré à un moment donné, bien que nous ayons, dans notre démonstration, toujours utilisé « safar » (et non  « safara »),  guidé en cela par nos connaissances sur la morphologie du wolof qui, comme on le sait, privilégie une structure nominale présentant généralement une finale consonantique dans le radical (ex. : mbaar, naar, mbuur, goor, ganaar, ker, biir, jambaar, jabar, etc.).

Sur le plan linguistique, le rapprochement que nous faisons entre «/safar/ « feu » et /safalɓe/ « maures » est non seulement possible, mais se justifie. Il en est de même pour la forme singulier du mot « capaato » « maure ».

En effet, au niveau linguistique, si on considère le mot « safar », on constate que sa consonne finale /r/ est ici soumise à ce qu’on appelle la dissimilation. C’est le fait qu’une consonne change de forme. Ce changement intervient en cas d’affixation de marqueurs de classe, comme c’est le cas de  /ɓe/ pour « safa-l-ɓ» et /o/ pour « capaa-t-o ».

En d’autres termes, le passage de « safar» (mot d’emprunt) à celui de « safa(l)-ɓe » est obtenu après l’affixation du marqueur de classe (-ɓe), ce qu’on peut représenter de la manière suivante :  /safar+ɓe/.

Cette affixation du marqueur de classe /ɓe/ au radical « safar » s’accompagne de changement consonantique à la finale du radical, ce qui fait que  la consonne (r) de « safar » devient (l) dans le mot « safa(l)-ɓe ».

C’est le même procédé qui est reconduit dans le mot « capaa-(t)-o », où la consonne (r) de « safar » se dissimile en (t) après affixation du marqueur de classe (-o).

A ce phénomène d’ordre phonologique, il convient d’ajouter les variations consonantiques (s/c) à l’initiale et (f/p), à la finale, qui affectent le radical (d’où « saf » / « cap »).

Ce qui est remarquable, c’est qu’au-delà de « safar », le même phénomène de dissimilation se constate également entre les mots « safa-l-ɓe » et « capaa-t-o ».

En effet, il y a bien dissimilation entre la consonne « l » de « safa-l-ɓe » et la consonne « t » de « capaa-t-o » également présente dans le mot « saf-t-oore » ou « safa-t-oore » (le « hassaniya », langue arabo-berbère parlée en Mauritanie, au Maroc …. ), confirmant ainsi la justesse de notre analyse.

Ainsi, le mot « safar », d’origine berbère, comme on le voit, une fois intégré en pulaar, s’adapte aux règles propres à la morphologie et à la phonologie de la langue. Ces règles d’adaptation sont ici liées à la présence de marqueurs de classe qui s’affixent au radical.

Historiquement, on sait que les berbères ont été très tôt en contact avec les fulɓe et les wolofs comme en témoignent donc les mots d’emprunt « safara » ou « safaara ».

On sait aussi que les berbères ont été en contact avec les arabes contre qui ils ont livré de nombreuses batailles, dont la plus célèbre est la bataille du Char Bouba qui scellera définitivement la domination des Hassan (arabes) sur les berbères (zenagas).

Cette victoire qui assoit la domination des  arabes sur les berbères, donnera naissance à la nouvelle entité arabo-berbère communément appelée « Maures ». C’est précisément cette différence entre « arabe » et « berbère » qu’on retrouve dans la manière de désigner les « maures » en pulaar et en wolof.

Le terme « naar » utilisé par les wolofs renvoie à l’origine arabe des maures. Alors que ceux (« safalɓe » et « capaato ») utilisés par le pulaar, issus du mot « safar », réfèrent à leur origine berbère. Ce qui est une manière de restituer ou de rappeler cette vérité historique fondatrice des « Maures » à la fois faits d’arabe et de berbère.

Ainsi, nous pouvons dire que les termes « naar, » « safalbe » et « capaato » renvoient à une même signification : ils désignent les « maures arabo-berbères ». Ils évoquent aussi la notion de « feu » (« naar » et « safar »). Que ce soit en pulaar ou en wolof, on retrouve le même procédé d’identification qui associe les « maures » au « feu ».

Niang Oumar, Docteur en linguistique
Membre de la Société Linguistique de Paris



[1] La notion de  « condiment » attachée au mot « safar » fait penser au verbe « saf » (saf-de) qui implique la notion des « sens », donc de « sentir ». On dit, par exemple,  « ina safi suukara, ina safi lamɗam , ina safi kaani, ina safi poobar». Toujours, avec ce même verbe, on peut aussi avoir « naange safnge » pour évoquer le « soleil brûlant ». Le mot condiment fait aussi penser à l’expression « haako safato » qui nous a été communiquée par Monsieur Bocar Amadou Ba.